Romuald Nargeot dans Current Biology

Cellular and Network Mechanisms of Operant Learning-Induced Compulsive Behavior in Aplysia, Current Biology, Volume 19, Issue 12, 975-984, 04 June 2009
Romuald Nargeot, Morgane Le Bon-Jego, John Simmers
Abstract dans PubMed…

 

Commentaire

Souvenez-vous, ce devait être le dernier, on ne vous y reprendrait plus, croix de bois croix de fer … Puis, un goût de reviens-y et irrésistiblement, l’un après l’autre, ils y sont tous passés à une vitesse incroyable. C’était après le premier carré de chocolat, ou la première cigarette, ou autre chose moins avouable, consommé comme ça, par hasard, pour passer le temps dans un instant de plaisir mais insidieusement, ce petit plaisir répété a pris le contrôle de notre cher pouvoir de décision et nous a entraîné dans le cercle vicieux d’un geste récurrent, devenu automatique.

Mais que s’est-il donc passé ?

Pour aborder cette question on pouvait interroger un animal dont le cerveau de quelques centaines de neurones possède une mémoire à époustoufler un comité Nobel ; car c’est bien de mémoire dont il s’agit. Cet animal est l’aplysie, un mollusque marin que vous pouvez rencontrer à Arcachon et dont Eric Kandel, prix Nobel en 2000, a montré que par des apprentissages similaires à ceux utilisés chez les vertébrés on peut modifier durablement un acte réflexe. Souvenez-vous, selon un protocole de sensibilisation ou de conditionnement Pavlovien, une stimulation électrique de la queue modifie le réflexe de protection de la branchie et, pensez-y, laisse des souvenirs pendant plusieurs heures voire plusieurs jours ; souvenirs de synapses et de génome enorgueillis.
Ce que l’on sait moins, est que l’aplysie, quelque invertébré soit-elle, n’agit pas que par réflexe. Elle possède en elle-même les impulsions spontanées qui la poussent à agir et à diriger son action vers un but. Il en est ainsi de son comportement de recherche de nourriture. Un comportement qui peut être conditionné et si on n’y prend garde, peut s’emballer et devenir compulsif. Hésitant et variable chez l’animal naïf, le voilà frénétique et stéréotypé après l’obtention de récompenses alimentaires distribuées selon l’association caractéristique du conditionnement opérant.

Encore appelée Lièvre de mer (en anglais, sea slug), l’aplysie sert depuis des années de modèles aux neurobiologistes. Ce sympathique animal présente une organisation cérébrale simple et possède des neurones de grandes dimensions.

Ce conditionnement décrit chez les vertébrés par Thorndike et Skinner est caractérisé par l’association de la récompense à l’exécution de l’action. Il laisse l’initiative à l’animal qui apprenant les conséquences de son action, si celles-ci sont réjouissantes, se dirige droit vers la répétition et l’automatisme.

Sachez que sous l’emprise d’un petit creux, l’aplysie se lèche les babines (elle protracte et rétracte la langue), de temps en temps, quand cela lui chante. Cependant, si on associe cette action à l’obtention d’une récompense (un jus d’algue, elle adore), et sous cette seule condition d’association, on rend l’animal fou de désir, tendant le cou à tout va et se léchant les babines de façon inconsidérée et stéréotypée même plusieurs heures après les récompenses. Ce n’est pas une mince affaire, car même isolé in vitro, le système nerveux continue de générer de façon fréquente et rythmique le programme moteur des mouvements buccaux maintenant fictifs.

Le malheur de l’aplysie est d’avoir un cerveau dont les réseaux neuronaux qui génèrent et orientent son comportement ont été identifiés, cellule par cellule, synapse par synapse : voilà donc ce cerveau épinglé au fond d’une boîte de pétrie. Trente paires de neurones suffisent pour organiser et déclencher spontanément les mouvements buccaux. Parmi ceux-ci, seules trois paires anticipent et déclenchent l’action. Ces décideurs imposent leur volonté par bouffées de potentiels d’action.

Ainsi, lors du comportement de recherche de nourriture, ils lancent leur ordre de temps en temps mais avec une coordination qui laisse à désirer. Voici donc l’aplysie naïve tirant la langue de temps en temps, hésitante et sans bien savoir ce qu’il faut en penser. Mais si la stratégie est gagnante, si l’action est associée à l’obtention d’une récompense, alors ces décideurs, qui en veulent toujours plus, améliorent le rendement. Ils se serrent les coudes et hurlent de façon coordonnée et rythmique : ils augmentent leur couplage électrique et acquièrent des propriétés membranaires oscillatoires rythmiques : voici notre animal tirant la langue compulsivement…

La bête a-t-elle sombré dans la pathologie ?

Non, ce passage d’un comportement de recherche aléatoire et variable à un comportement rigide, stéréotypé et rythmique, traduit seulement le comportement naturel d’un animal archaïque submergé de « désir » par la mémoire d’une substance particulièrement goûteuse. On peut néanmoins se demander, à l’inverse, si un comportement rigide et rythmique tel qu’exprimé dans la pathologie d’êtres les plus évolués ne serait pas la réexpression de mécanismes cellulaires ancestraux rencontrés naturellement chez les animaux les plus simples et enfouis au plus profond de nos centres de décision. Notons que la dopamine, chez l’aplysie comme chez les vertébrés, contribue à l’émergence de ces comportements. Ainsi je serais tenté de paraphraser l’apophtegme de Karl Popper en rappelant que du mollusque à l’homme, il n’y a qu’un pas.

Encore appelée Lièvre de mer (en anglais, sea slug), l’aplysie sert depuis des années de modèles aux neurobiologistes. Ce sympathique animal présente une organisation cérébrale simple et possède des neurones de grandes dimensions.   


4 juin 2009

Publication: 30/06/09
Mise à jour: 11/02/20